En mémoire de Christopher Tolkien
Comme vous le savez, Christopher Tolkien nous a quitté ce 16 janvier 2020. Revenons ensemble sur son histoire et sur l’héritage que nous laisse cet éternel voyageur de la Terre du Milieu.
Au sujet de Beren et Lúthien, j’écrivais dans ma préface : “en ma quatre-vingt-treizième année, ce livre est (vraisemblablement) mon dernier dans la longue série d’éditions des écrits de mon père”. Vraisemblablement ; car à ce moment, j’envisageais vaguement l’idée d’appliquer le même traitement que Beren et Lúthien au troisième des “Grands Contes” de mon père, La Chute de Gondolin. Mais cela me paraissait très improbable, aussi me suis-je risqué à dire que Beren et Lúthien serait mon dernier livre. Je dois maintenant me corriger et dire qu’en ma quatre-vingt-quatorzième année, La Chute de Gondolin sera (sans aucun doute) le dernier.
(Préface à La chute de Gondolin)
C’est ainsi que s’ouvre la Chute de Gondolin, dernière publication de Christopher Tolkien parachevant ses plus de quarante années d’édition des écrits de son père ; un travail qui débuta dès 1973 avec le Silmarillion.
Christopher vient au monde en 1924. Fils d’Edith et de John Ronald, il doit son prénom à Christopher Wiseman, membre du T.C.B.S. et meilleur ami de son père durant ses années d’études à la King Edward School. Troisième d’une fratrie de quatre — Priscilla, la petite dernière, naîtra en 1929 —, il est l’un des premiers auditeurs du professeur, qui prend plaisir à inventer des histoires pour ses enfants. De Roverandom aux Lettres du Père Noël en passant par Le Hobbit, c’est à eux qu’elles sont destinées : plus qu’un patrimoine littéraire, c’est avant tout un patrimoine familial. On imagine ainsi l’importance qu’ont ces récits aux yeux de Christopher. A ce sujet, il déclarait en 2012, dans le Monde :
Aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai grandi dans le monde qu’il a créé. Pour moi, les villes du Silmarillion sont plus réelles que Babylone.
https://www.lemonde.fr/culture/article/2012/07/05/tolkien-l-anneau-de-la-discorde_1729858_3246.html
Principal critique et collaborateur
Il se souvenait aussi (j’avais alors entre quatre et cinq ans) que je m’intéressais beaucoup à des questions de cohérence mineures au fil du récit et qu’un jour j’ai interrompu mon père : “La dernière fois, tu as dit que la porte d’entrée de Bilbo était bleue et tu as dit que Thorin avait un gland doré sur son capuchon, mais tu viens de dire que la porte d’entrée de Bilbo était verte et que le gland du capuchon de Thorin était argenté” ; mon père murmura alors : “Sacré garçon”, puis il “traversa la pièce à grands pas” jusqu’à son bureau pour prendre note.
(Préface à la 50e édition de Le Hobbit)
Après la publication du Hobbit en 1937, Allen & Unwin réclament une suite (Lettre 17 à Stanley Unwin). Christopher, alors âgé de 14 ans, est activement mis à contribution : Tolkien lui confie des extraits de ce nouveau récit afin de recueillir ses impressions (Lettre 26 à Stanley Unwin). Pendant les quinze années nécessaires à l’élaboration du Seigneur des Anneaux, Christopher continue de collaborer avec son père, lui livrant ses critiques au fur et à mesure du travail d’écriture. Même lors de la Seconde Guerre mondiale, alors engagé dans la Royal Air Force, il continue de recevoir de nombreux chapitres du Seigneur des Anneaux à lire et commenter (Lettres 50 à 97, puis 100 à 104).
Au sortir de la Guerre, ce travail de relecture et de critique se poursuit, doublé d’une nouvelle mission : analyser les différentes cartes de son père, qui se contredisent parfois, afin de les corriger et de les mettre au propre. Il lui arrive également de lire certains passages de l’intrigue au groupe des Inklings, qu’il fréquente maintenant régulièrement. Face à une telle implication il n’est guère étonnant, qu’il soit présenté, dans une lettre écrite par J.R.R. Tolkien à Stanley Unwin, comme son “principal critique et collaborateur” (Lettre 105 à Stanley Unwin).
En parallèle, Christopher reprend ses études au Trinity College. Après l’obtention de son bachelor’s degree en 1949, il devient tutor en vieil anglais, en norrois et en anglais moderne avant de devenir lecturer, suivant ainsi les traces de son père jusque dans le domaine universitaire. Ses différents travaux l’amènent à recevoir le titre de fellow au New College d’Oxford en 1963.
Héraut et gardien de la Terre du Milieu
Il m’échut à la mort de mon père de mettre l’œuvre en forme afin qu’elle puisse être publiée.
(Préface au Silmarillion)
A la mort de J.R.R. Tolkien en 1973, Christopher hérite d’une importante quantité de manuscrits. Désordonnés, raturés, annotés, ils sont inutilisables en l’état. C’est le début d’un labeur aussi minutieux que fastidieux, entre déchiffrage et classement. Aidé de Guy Gavriel Kay, il s’attèle à rendre le Silmarillion publiable. La tâche est colossale ! C’est la raison qui le pousse – fait rare pour un professeur d’université, à 51 ans ! – à quitter son poste à Oxford en 1975 pour se consacrer entièrement à la transmission de l’héritage littéraire de son père.
La sortie du Silmarillion en 1977 ne fait qu’ouvrir une longue liste de publications posthumes à J.R.R. Tolkien. Les Contes et Légendes Inachevés, les treize tomes de l’Histoire de la Terre du Milieu, les Enfants de Húrin, puis, plus récemment Beren et Lúthien ou la Chute de Gondolin, sont autant de textes qui permettent de mieux comprendre l’oeuvre de J.R.R. Tolkien, qui ne se résume plus à ses deux ouvrages les plus connus. Les lecteurs prennent alors conscience de l’ampleur de la mythologie sur laquelle il a travaillé toute sa vie durant. Christopher écrit à ce sujet :
Considérant avec le recul l’ensemble de mon travail, maintenant achevé après une quarantaine d’années, je constate que mon objectif sous- jacent aura été, au moins en partie, de jeter un meilleur éclairage sur la nature du « Silmarillion » et sur l’importance vitale de cette œuvre en rapport avec Le Seigneur des Anneaux – en l’appréhendant avant tout comme le Premier Âge du monde imaginé par mon père, celui de la Terre du Milieu et du Valinor.
(Préface à La Chute de Gondolin)
Soucieux de protéger l’oeuvre de son père, il fonde dans les années 70 la Tolkien Estate. Depuis, cette structure juridique gère les droits relatifs à l’ensemble de l’œuvre de Tolkien, contrôlant principalement les droits d’auteur , mais aussi le droit moral, et certains droits dits dérivés. Cet organisme constitue donc un garant de l’intégrité des écrits de Tolkien.
On dit de [Círdan, le Charpentier de Nefs] qu’il avait la vue la plus longue et la plus profonde de tous les habitants de la Terre du Milieu.
(préface à La Chute de Gondolin)
A l’image de Círdan, Christopher Tolkien aura, lui aussi, traversé tous les âges de la Terre du Milieu. Toute sa vie, il aura contribué à la diffusion et à la mise en valeur des textes de son père. A plus d’un titre, on peut le considérer comme le héraut et le gardien de la Terre du Milieu :